Manuel Mauraens, jeune Lillois, habitant le quartier de Fives, est le témoin de l’ère industrielle. En 1888, il est amené à partir en Argentine pour superviser des travaux de chemins de fer. À l’heure où Fives est sous les bombes de la Seconde Guerre Mondiale, Manuel Mauraens se souvient de son périple, de ses rêves, de ses inquiétudes et de ses espérances d’alors. Dans sa mémoire, son amie Abipone Lules occupe une place importante. Indienne d’Argentine, elle décrypte les événements et se promène dans le temps et l’espace. Un Voyage d’Envers fait défiler les paysages : de forêt primaire en savane, de jungle tropicale en banquise, de fjords en ruines gothiques, de sanctuaire troglodyte en hacienda. Les anachronies et anatopismes sont également traversés ; Vikings et Incas se jaugent de près, Isidore Ducasse devise avec Hipparchia de Thèbes, Diogène hante Buenos Aires…
Un voyage d’envers
« C’est tout d’abord un beau livre, à la mise en pages et à la typographie soignées. Une page sur deux offre une superbe illustration faite de collages de gravures du XIXe siècle, en leur apportant la modernité d’une double interprétation selon l’orientation. C’est si habilement construit qu’il est souvent impossible de comprendre où se trouve la frontière entre l’endroit et l’envers, et les gravures choisies sont tout simplement époustouflantes.
Le texte de Robert Rapilly est principalement en prose, mais avec l’élégance de style qui le caractérise. Il raconte les souvenirs argentins de Manuel Mauraens — qui était déjà le protagoniste de son précédent recueil de poèmes El Ferrocarril de Santa Fives publié en 2011. Ici, il s’agit vraiment d’une histoire avec des péripéties, par exemple l’élucidation d’un meurtre, mais dans une ambiance de rêve où la chronologie et les pays se mélangent, et dans une prose poétique d’une rare beauté. Évidemment, plusieurs contraintes formelles sont respectées sur certaines pages. Il y a par exemple des sonnets, soit explicitement annoncés et présentés comme tels, soit cachés dans la prose. Pour nous inciter à les lire d’abord comme de la prose, RR supprime parfois quelques syllabes au début, ce qui décale notre oreille interne des alexandrins — et une fois les vers repérés, le lecteur peut reconstruire ces syllabes manquantes. On trouve aussi plusieurs palindromes, et comme ils ne sont pas souvent explicitement annoncés, on finit par se demander si toute tournure un peu originale n’en contiendrait pas : il m’est arrivé plusieurs fois de relire dans l’autre sens pour m’assurer que je ne ratais rien ! Voici par exemple l’une des pages centrales, où RR attribue généreusement à son protagoniste cet époustouflant sonnet palindrome. Chacun de ses vers devient la conclusion d’un paragraphe de prose poétique sur les pages voisines, où toutes les images s’enrichissent de significations précises.
(…) Ce livre se lit dans deux sens : une fois la fin atteinte dans le sens habituel, on le retourne pour en lire la seconde partie. Mais de la même façon que les textes et les images sont intimement liés sur une même double-page (j’ignore d’ailleurs si RR s’est inspiré des gravures ou si ses textes ont inspiré Philippe Lemaire ; probablement les deux), on se rend compte que les textes endroit et envers se font aussi écho. On ne sera pas étonné de trouver sous la plume de RR diverses allusions à des poètes qu’il aime — ne serait-ce qu’Hugo Vernier dès le titre du livre.
Outre l’originalité conceptuelle de ce livre, c’est surtout sa grande qualité littéraire et graphique qui me fascine. Un véritable objet d’art. »
Chronique de Gilles Esposito-Farèse à la Liste Oulipo
Robert Rapilly
Robert Rapilly écrit de la poésie depuis l’enfance. Il anime des ateliers d’écriture avec l’association Zazie Mode d’Emploi, et dirige dans la Manche un festival oulipien : Pirouésie. Il écrit sans relâche et imprime parfois lui-même ses poésies aux Éditions du Camembert ou chez LaProPo, Laboratoire de Procrastination Potentielle.
Philippe Lemaire
Philippe Lemaire est, comme Raymond Queneau, né au Havre. La passion du collage l’emporte très tôt, inspirée par Jacques Prévert et ses Imaginaires : « On peut faire des images avec de la colle et des ciseaux, et c’est pareil qu’un texte, ça dit la même chose. » Une poésie visible, et l’ambition d’en élargir les potentialités, avec la complicité d’artistes et d’écrivains proches du surréalisme ou de l’Oulipo.