« Naoya, me semble-t-il, n’avait jamais atteint auparavant une telle puissance photographique qu’avec ces clichés affichés sur les murs blancs de son atelier, c’est du grand art, c’est impressionnant, on sent la même force de douleur, la même intensité, la même profonde nécessité que dans ses premières images du cataclysme mais domestiquées, raffinées par le temps, orientées par la patience vers une plus grande complexité plastique. » Eric Reinhardt (préface)
Le 11 mars 2011, un puissant tsunami a frappé le Nord-Est du Japon en détruisant pratiquement tout sur son passage. Cette catastrophe a entraîné la mort de 20 000 personnes, laissé 100 000 sans-abri. Naoya Hatakeyama, photographe, est touché personnellement par ce drame qui efface une grande partie de sa ville natale, Rikuzentakata, et les repères de sa mémoire. Sur place l’inondation a atteint 16 mètres de hauteur et tout emporté. Kesengawa, le précédent livre de Naoya Hatakeyama paru aux Editions Light Motiv en 2013, était un ouvrage sur la sensation de stupeur qui a suivi la destruction des villes côtières. Devant lui, le tsunami a fait table rase des lieux familiers. Naoya Hatakeyama regarde son « pays natal » devenir un pays étranger. La reconstruction accentue l’écart, éloigne encore ce qui existait avant. « La carte géographique est devenue muette » écrit Naoya Hatakeyama. Cinq ans après le tsunami, la ville Rikuzentakata est un immense chantier de travaux publics qui modifiela perception même du paysage. Le seul horizon stable est celui de l’embouchure de la rivière Kesen vers la mer…
Depuis cinq ans, Naoya Hatakeyama est debout dans un présent qui s’est répandu, comme l’eau répandue par le raz-de-marée. Face à ce décor inconnu, situé au lieu de son enfance, il avance image après image, comme on dirait pas à pas, pour remettre le temps en marche. Reconstruire du passé, et revivre…
Le livre Rikuzentakata est l’histoire de cet effort et de cette patience.
Note de l’éditeur, Août 2016.
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Extrait du texte Paysage biographique de Naoya Hatakeyama :
Quand je vais m’asseoir sur les marches de la digue en béton devant notre maison et que je regarde la surface de l’eau de la rivière Kesen ou la montagne Hikami au loin, je me sens apaisé, comme je l’ai toujours été depuis l’enfance à ce même endroit, mais c’est une grande douleur de devoir aussitôt repousser ce sentiment car, dès que je regarde derrière moi, ce qui devrait se trouver là, notre vieille maison, les arbres, la ville, tout a disparu, et il ne reste que d’immenses étendues dévastées où, par endroits, poussent des herbes folles. Ce spectacle vide, c’est la réalité, et si je fais l’effort de tenter de m’en convaincre, je ne sais soudain plus si je suis moi-même encore la même personne.Le temps, l’histoire, qu’est-ce que c’est, au fond ? Est-ce que c’est ce qu’indiquent les aiguilles des montres ou les tableaux chronologiques ? Non, ça ne peut pas être cela. Personnellement, ce temps si pesant que j’ai vécu juste après le tsunami, il m’est totalement impossible de l’appréhender de la même façon que mon expérience habituelle du temps. Le temps, à ce moment-là, était une chose totalement différente de ce qu’indiquent les montres ou les calendriers. Le temps, à ce moment-là, bougeait en emmêlant mes sentiments et le monde extérieur, et je ne peux le définir autrement que par ce mouvement; les aiguilles des montres ne plaquaient-elles pas simplement leur froide mesure sur cette réalité particulière, incomparable à quoi que ce soit ? Dans l’amalgame de cette immense catastrophe générale dite naturelle avec mon temps personnel, n’était-ce pas l’immaîtrisable de l’« histoire individuelle » qui apparaissait ? Et le paysage qui apparaît maintenant à Rikuzentakata, n’est-il pas le résultat de l’anéantissement de notre époque actuelle par un temps d’avant l’histoire, un temps que l’on pourrait appeler « préhistoire ou histoire naturelle » ?